Directive européenne : un cap historique dans la lutte anticorruption
Accord UE du 2 décembre 2025 harmonise la lutte anti-corruption : définitions communes des infractions, sanctions de 3-5 ans prison, amendes calculées sur CA mondial, stratégies nationales obligatoires. Transposition sous 24 mois.
Stephane Chevalier
12/4/20255 min read


Le 2 décembre 2025 restera une date marquante pour les professionnels de la conformité et de l'intégrité en Europe. Après des mois de négociations intenses en trilogue, l'Union européenne est parvenue à un accord politique sur sa première directive harmonisant le droit pénal dans la lutte contre la corruption. Pour ceux d'entre nous qui accompagnons quotidiennement des entreprises et des investisseurs dans l'évaluation de leurs risques réputationnels et de corruption, cette évolution législative n'est pas simplement symbolique. Elle va profondément transformer les pratiques d'investigation, d'audit et de due diligence à travers l'Europe.
Pendant des décennies, l'Europe a fonctionné avec une mosaïque de dispositifs nationaux disparates. Chaque État membre définissait à sa manière les infractions de corruption et appliquait des sanctions variables, créant un patchwork juridique qui s'appuyait sur la Convention de 1997 et diverses conventions internationales. Cette fragmentation générait des failles systémiques exploitées par les acteurs corrompus dans leurs opérations transfrontalières, rendant les enquêtes complexes et la coopération judiciaire laborieuse.
Les chiffres révèlent l'ampleur du problème. La corruption coûte environ 120 milliards d'euros par an à l'économie européenne, et selon l'Eurobaromètre 2025, 69% des Européens considèrent que la corruption reste répandue dans leur pays. Au-delà des statistiques, les scandales récents comme le "Qatargate" ont mis sous les projecteurs la vulnérabilité des institutions européennes elles-mêmes. Face à cette réalité, la pression politique pour un instrument harmonisé est devenue irrésistible. C'est dans ce contexte que la Commission européenne a présenté son paquet anticorruption le 3 mai 2023, en s'appuyant sur l'article 83 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne qui définit la corruption comme un domaine de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontière.
Les négociations ont été ardues. Le Parlement européen militait pour des mesures strictes et une transparence accrue, tandis que plusieurs États membres défendaient leurs prérogatives pénales nationales. Les points de friction portaient notamment sur l'introduction de l'enrichissement illicite comme infraction, qui soulève des questions de compatibilité avec la présomption d'innocence, sur le niveau des sanctions minimales, et surtout sur les exigences de transparence. Malgré ces tensions, l'accord du 2 décembre représente un compromis historique, même si certaines ONG le qualifient de "rendez-vous manqué" sur la transparence du lobbying et la régulation du pantouflage.
La directive établit désormais des définitions harmonisées pour un ensemble élargi d'infractions de corruption dans les secteurs public et privé. Au-delà de la corruption active et passive classique, le texte couvre le détournement de fonds, le trafic d'influence, l'abus de fonctions, l'entrave à la justice et l'enrichissement illicite lié à des infractions de corruption. Cette extension du périmètre est fondamentale. Dans les investigations de terrain, on constate régulièrement que les schémas de corruption sophistiqués combinent plusieurs de ces infractions, et que les législations nationales fragmentées permettaient souvent aux auteurs d'échapper aux poursuites en exploitant les zones grises juridiques.
Sur le plan des sanctions, la directive fixe des peines maximales d'emprisonnement harmonisées pour les personnes physiques, allant d'au moins trois à au moins cinq ans selon la gravité de l'infraction, avec des circonstances aggravantes prévues notamment lorsque l'auteur est un haut fonctionnaire. Chaque pays conserve la possibilité d'adopter des peines plus sévères. Pour les personnes morales, le dispositif prévoit des amendes pouvant être calculées en pourcentage du chiffre d'affaires mondial, l'exclusion temporaire ou permanente des marchés publics, et même la cessation forcée d'activité par décision de justice dans les cas extrêmes. Ces sanctions alignent l'Europe sur les standards internationaux les plus exigeants et envoient un signal fort aux entreprises opérant sur le continent.
Au-delà de la répression, la directive impose une transformation structurelle de l'approche anticorruption. Chaque État membre devra adopter une stratégie nationale anticorruption élaborée en consultation avec la société civile et les autorités compétentes. Une stratégie nationale cohérente permet de coordonner les efforts entre autorités judiciaires, régulateurs sectoriels, organismes de contrôle et acteurs privés.
Les États devront également créer ou renforcer des centres nationaux spécialisés, répondant à un besoin critique face à la sophistication croissante des schémas de corruption transfrontaliers. La directive exige la publication annuelle de données sur la corruption dans des formats accessibles, renforçant la possibilité pour la société civile et les entreprises d'évaluer l'effectivité réelle des dispositifs anticorruption.
Enfin, le texte renforce la coopération entre autorités nationales et organes européens comme l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), le Parquet européen (EPPO), Europol et Eurojust. Cette intégration institutionnelle est essentielle pour traiter efficacement les affaires de corruption transfrontalière qui, par nature, échappent souvent aux juridictions nationales isolées.
Implications concrètes pour les opérations de M&A et la due diligence
Pour les professionnels de la conformité, de l'audit et de l'investigation, cette directive va transformer les standards d'exigence dans les opérations transfrontalières. Les processus d'Enhanced Due Diligence devront désormais intégrer ces nouvelles infractions dans leurs grilles d'analyse. L'enrichissement illicite, par exemple, impose d'examiner avec une attention accrue les patrimoines inexpliqués des dirigeants et hauts fonctionnaires impliqués dans les transactions, particulièrement dans les juridictions où la transparence patrimoniale reste limitée.
Les cabinets juridiques et les fonds d'investissement devront adapter leurs questionnaires de due diligence, leurs méthodologies d'audit et leurs outils d'évaluation des risques réputationnels. L'harmonisation européenne ne dispense pas de considérer les spécificités nationales de transposition, mais elle crée un socle minimal commun qui simplifiera la comparaison des risques entre juridictions. Pour les entreprises engagées dans des opérations de M&A impliquant plusieurs États membres, cette clarification réduira l'incertitude juridique et facilitera l'évaluation des passifs potentiels liés à la corruption.
L'accord politique provisoire doit encore être formellement approuvé par le Parlement européen et le Conseil avant publication au Journal officiel. Les États membres disposeront ensuite d'environ 24 mois pour transposer ces règles dans leur législation nationale. Cette période de transition sera déterminante. Les entreprises avisées ne devraient pas attendre la fin de ce délai pour adapter leurs dispositifs de conformité. L'anticipation permettra non seulement de se mettre en conformité plus sereinement, mais aussi de transformer cette contrainte réglementaire en avantage compétitif dans un environnement où l'intégrité devient un critère de plus en plus scruté par les investisseurs, les clients et l'opinion publique.
L'Europe se dote d'un système cohérent là où régnait une juxtaposition de règles disparates. Reste à observer comment cette ambition législative se traduira dans les pratiques d'enquête, de poursuite et de sanction sur le terrain, et comment les acteurs économiques s'empareront de ce nouveau cadre pour renforcer réellement leur culture d'intégrité.