Le Parlement européen acte un recul majeur du devoir de vigilance : analyse d'un tournant politique historique

Le Parlement européen adopte le 13 novembre 2025 (382 voix) une révision affaiblie de CSDDD/CSRD. Alliance PPE-extrême droite, seuils relevés drastiquement, suppression plans climatiques. Trilogue dès le 18 novembre.

Stephane Chevalier

11/18/20254 min read

Le 13 novembre 2025 restera une date clé dans l'histoire de la régulation européenne des entreprises. Ce jour-là, le Parlement européen a adopté sa position de négociation sur le paquet de simplification « Omnibus I », qui comprend la révision de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises (CSDDD) et celle sur le reporting en matière de durabilité (CSRD). Avec 382 voix pour, 249 contre et 13 abstentions, ce vote marque un recul significatif par rapport aux ambitions initiales de la législation sociale et environnementale européenne.

Ce résultat intervient après des mois d'intenses tractations qui ont profondément divisé l'hémicycle européen. Au-delà des enjeux techniques, c'est une véritable bataille politique et idéologique qui s'est jouée, révélant des fractures profondes sur la vision même du modèle économique européen et de sa place dans la mondialisation.

Une alliance politique inédite qui change la donne

La configuration politique qui a permis l'adoption de ce texte constitue en elle-même un événement majeur. Pour la première fois sur un dossier de cette ampleur, le Parti populaire européen (PPE) s'est allié avec l'extrême droite, notamment les groupes Patriots for Europe et ESN, pour faire passer une version affaiblie de la directive. Cette alliance, qualifiée de "tournant politique majeur" par les observateurs, illustre la nouvelle dynamique issue des élections européennes de 2024.

Du côté des partisans de la révision, le discours est centré sur la compétitivité et la simplification. Jörgen Warborn, rapporteur PPE sur le texte, défend une vision pragmatique : l'Europe peut et doit être à la fois durable et compétitive. Pour lui, simplifier les règles, réduire les coûts et offrir aux entreprises la clarté nécessaire pour investir et croître n'est pas contradictoire avec les objectifs environnementaux et sociaux. Cette position répond aux demandes pressantes des États membres, au premier rang desquels la France et l'Allemagne, dont les dirigeants appelaient même à une suppression pure et simple de la loi. Hilde Vautmans (Open VLD) a d'ailleurs salué un "soulagement indispensable face aux charges qui pèsent sur nos entreprises".

Une opposition qui crie au démantèlement

Face à cette lecture, l'opposition est virulente. Pour les groupes de gauche, les écologistes, les syndicats et les organisations de la société civile, il ne s'agit ni plus ni moins que d'un "démantèlement" ou d'un texte "vidé de sa substance". Isabelle Schömann, secrétaire générale adjointe de la Confédération européenne des syndicats, est particulièrement sévère : ce texte, qui devait protéger les victimes d'abus dans les chaînes de valeur mondiales, "pave désormais le chemin pour l'impunité des grandes entreprises européennes".

L'alliance entre la droite et l'extrême droite est dénoncée comme une "soumission historique" aux intérêts privés et aux pressions étrangères. Yvan Verougstraete (Les Engagés) n'hésite pas à affirmer que le Parlement européen est "officiellement aux mains de l'extrême droite". Le WWF Allemagne accuse quant à lui le Parlement d'avoir "tourné le dos à la nature et au climat" en "éviscerant" les lois environnementales. Les opposants pointent du doigt l'influence des lobbies industriels, notamment pétro-gaziers, et des pressions de puissances étrangères comme les États-Unis et le Qatar. Lara Wolters, ancienne rapporteure sociale-démocrate, a même abandonné son rôle, estimant le combat perdu.

Des reculs concrets et substantiels

Au-delà des postures politiques, les modifications apportées au texte sont considérables. Les seuils d'application ont été drastiquement relevés : seules les entreprises de plus de 5 000 salariés et affichant un chiffre d'affaires annuel de 1,5 milliard d'euros seront concernées. C'est un changement radical par rapport à la version initiale qui visait les entreprises dès 1 000 salariés et 450 millions d'euros de chiffre d'affaires. Concrètement, cela signifie qu'une immense majorité d'entreprises européennes échappera aux obligations de vigilance.

Deuxième recul majeur : la suppression pure et simple de l'obligation pour les multinationales d'adopter et de mettre en œuvre des plans de transition climatique. Cette disposition, qui aurait contraint les grandes entreprises à réduire concrètement leurs émissions de gaz à effet de serre, disparaît totalement du texte. Enfin, le Parlement a renoncé à créer un régime européen harmonisé de responsabilité civile. Les violations seront désormais sanctionnées au niveau national, ouvrant la porte à une concurrence réglementaire laxiste entre États membres, chacun pouvant être tenté d'assouplir ses règles pour attirer les entreprises.

Un vote décisif, différent de celui du 22 octobre

Il est crucial de comprendre que le vote du 13 novembre revêt une importance qualitativement différente de celui du 22 octobre précédent. Ce dernier portait sur une question de procédure : fallait-il accepter le mandat de négociation et entamer directement le trilogue ? Son rejet (318 voix contre 309) avait été perçu comme un "acte de résistance" par les ONG, permettant le dépôt de nouveaux amendements.

Le 13 novembre, en revanche, le Parlement a validé le contenu substantiel de la révision. Ce vote fixe définitivement la position parlementaire qui servira de base aux négociations interinstitutionnelles. Contrairement au 22 octobre, ce vote engage le Parlement dans le trilogue et rend impossibles de nouvelles modifications. C'est cette version affaiblie qui constituera le point de départ des négociations finales.

Les enjeux du trilogue à venir

Le vote du 13 novembre ouvre formellement la voie au trilogue, ce processus de négociation tripartite entre le Parlement européen, le Conseil de l'Union européenne (qui a adopté sa propre position le 23 juin 2025) et la Commission européenne. Les discussions débuteront dès le 18 novembre, avec l'objectif d'un accord définitif d'ici la fin 2025.

Pour les professionnels de la compliance, du risk management, de la RSE et du droit des affaires, l'enjeu est désormais de suivre de près ces négociations finales. Les États membres sauront-ils défendre des standards ambitieux, ou ce vote consacre-t-il un changement durable de paradigme dans la régulation européenne ? La réponse à cette question dessinera le visage de la responsabilité des entreprises en Europe pour les années à venir.